Contes de bord
Note de Boathouse:
 
Çe sera un long hiver et pour la plupart d’entre vous, une saison à la recherche et à la planification de voyages à venir, de journées à rêver à la navigation de plaisance et aussi à la lecture d’articles ou de livres sur la navigation de plaisance. Présenter ici,  un chapitre de «Contes de bord” onze récits de mer réunis par Édouard Corbière et publiés en 1834. Chaque semaine Boathouse présentera un chapitre ou deux de cette œuvre du domaine public et nous espérons que cela facilitera le passage de l’hiver pour nos lecteurs. Si vous êtiez impatients et ne pouviez pas attendre la suite de ce récit à chaque semaine,  vous pourriez lire le livre en entier sur  gutenburg.org.
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Boathouse

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PETITE GUERRE EN MER.

MYSTIFICATION DE PASSAGERS.

Deux frégates françaises, destinées pour l’Inde, étaient appareillées de Toulon, en pleine paix, avec un assez grand nombre de passagers du gouvernement.

L’une de ces frégates, la Bramine,était montée par le plus ancien des deux commandans: c’était un vieux marin de l’Empire, bon et brave homme, plus soigneux de bien faire son métier que d’arrondir de belles phrases à l’usage des passagers et des passagères qu’il avait à bord. C’était lui qui commandait, comme il le disait, la paire de frégates qui venait de mettre à la voile pour aller jeter à Chandernagor ou à Pondichéri quelques gens inutiles à la France et fort importuns au ministre.

La seconde frégate, l’Albanaise, avait pour commandant un assez jeune capitaine de vaisseau, aux manières franches et courtoises, au maintien élégant, mais décidé; c’était aussi un très-bon officier, aimant beaucoup le plaisir et la gaîté, mais aimant, avant tout, ses devoirs et son métier.

Rien n’était plus piquant que de voir se promener ensemble, sur le gaillard d’arrière, le commandant de la Bramine et son confrère de l’Albanaise: l’un s’emportait à tout propos, en rudoyant parfois, mais sans aucune aigreur, son collègue, qui tournait toujours toute la mauvaise humeur de son chef en plaisanterie. Souvent, après s’être chamaillés pendant une heure, les deux commandans se quittaient les meilleurs amis du monde et en se serrant cordialement la main. Personne n’estimait plus que le commandant de l’Albanaise son supérieur le commandant de la Bramine, et personne n’aimait plus le commandant de l’Albanaise que le vieux capitaine de la Bramine.

Quand à la mer le temps était trop mauvais pour que le jeune capitaine pût se rendre au bord de son vieil ami, on sentait qu’il manquait quelque chose à celui-ci: «Chien de métier! s’écriait-il; naviguer si près l’un de l’autre, et ne pouvoir pas mettre une embarcation à l’eau pour communiquer! Ce diable-là est peut-être malade; mais il ne m’en dit rien de peur de m’alarmer….» Et aussitôt le vieux commandant appelait l’officier chargé des signaux, pour lui dire: «Monsieur, ordonnez à l’Albanaise de passer a poupe; j’ai un ordre à lui donner.»

Le signal était fait. On voyait alors l’Albanaise manoeuvrer pour ranger l’arrière de la Bramine; et, dès qu’elle était à portée de voix, le vieux commandant lui criait dans son gueulard:

«Oh! de l’Albanaise, oh!…

—Holà! commandant, répondait le capitaine de cette dernière frégate.

—Comment vous portez-vous, mon bon ami?

—A merveille, mon commandant; et vous?

—Très-bien, très-bien; mais j’aurais envie de vous voir: j’ai quelque chose à vous dire.

—Cela suffit, commandant; si dans la nuit la mer devient moins grosse, comme il y a toute apparence, j’aurai l’honneur de me rendre à vos ordres.»

Les deux frégates, qui s’étaient mises en panne pendant ce petit entretien, reprenaient leur route, et le vieux capitaine se sentait plus content: il avait parlé à son ami.

Pour peu que le temps le permît, on pense bien que le jeune capitaine ne manquait pas de se rendre aux ordres de son supérieur; et, quand ils se revoyaient, il arrivait qu’aucun d’eux n’avait plus rien à dire à l’autre. Mais ils se promenaient ensemble, ils discutaient, dînaient, fumaient un peu, et le temps passait plus vite.

Un jour cependant il se fit que le commandant de la Bramine eut quelque chose à confier à son collègue.

Il lui dit, avec toute la naïve brusquerie de son caractère et de son langage:

«Vous savez, mon cher ami, que l’on m’a donné les principaux passagers et les plus belles passagères qu’il a plu au ministre de nous faire transporter dans l’Inde. Eh bien! au nombre de ces passagers, il en est un qui me taquine singulièrement par son ton dédaigneux et ses manières fanfaronnes.

—C’est, j’en suis sûr, cet ambassadeur qu’on envoie traiter avec les Malais et les Malabars. On devine ces gens-là en leur regardant seulement la coiffure.

—Précisément, c’est lui. Voyez comme il vous a sauté aux yeux de suite…. Tenez, il se promène avec un bonnet grec sur l’oreille, et son fusil armé pour tuer quelques méchans goëlans, afin, dit-il, de faire la guerre à quelque chose…. C’est un ambassadeur très-extraordinaire, je vous assure, que l’on envoie là aux Indiens.

—Mais que ne le laissez-vous tout entier dans sa fatuité! On boit, on mange avec ces hommes-là, et on ne leur parle pas.

—Tout cela est bien facile à dire; mais quand un fanfaron de cette espèce vient vous répéter à chaque instant: «Je croyais le métier de marin plus difficile et la mer plus terrible! Mais ce n’est rien que tout cela. Quel dommage que je n’aie pas navigué en temps de guerre! je serais devenu amiral.» Que voulez-vous qu’on lui réponde, ou plutôt qu’on ne lui réponde pas?

—On lui tourne le dos, et tout est dit.

—C’est bien aussi ce que je fais; mais j’enrage, corbleu! en revirant de bord. Tenez, le voyez-vous encore se pavaner au milieu de ces passagères, en leur répétant que notre métier est une vétille, et que nous ne sommes que des charlatans qui singeons le courage au milieu de périls imaginaires…. Oh! que ne vient-il donc un bon coup de vent pour faire descendre ce crâne-là à fond de cale…. Pourquoi ne sommes-nous pas en temps de guerre, comme il dit qu’il le souhaite! Je crois, le diable m’emporte, que j’irais attaquer toute une escadre, rien que pour faire peur à ce fat.»

En ce moment même le plénipotentiaire passager aborda nos deux commandans:

«Eh bien! graves et soucieux confidens d’Eole, que dites-vous de ce temps qui, quoique beau, nous contrarie dans notre route? Aurons-nous un coup de vent bientôt, ou voguerons-nous à pleines voiles vers notre destination, conduits et protégés par une brise légère?

—Quel fat! dit à part, à son collègue, le commandant de la Bramine.

—Quel sot plutôt! lui répond le commandant de l’Albanaise.

—En vérité, reprend le plénipotentiaire, je vous admire du plus profond de mon âme, Messieurs les marins. Il faut que vous ayez une grande vertu pour exercer votre profession.

—A la fin, monsieur l’envoyé du gouvernement, vous nous rendez donc justice. Vous convenez qu’il faut être doué de quelques qualités pour faire un bon marin.

—Mais, commandant, ai-je jamais refusé à ceux qui font le premier métier du monde la justice qui leur est due si légitimement? Personne plus que moi ne rend hommage au mérite dont il faut que l’homme de mer soit doué! et, comme je me suis fait l’honneur de vous le dire à l’instant même, j’admire en vous une vertu que l’on chercherait vainement dans ceux qui exercent une autre profession que la vôtre.

—Et quelle est donc cette vertu que vous admirez tant! Le courage?

—Oh! non: tout le monde en a.

—La franchise de notre caractère et de nos manières?

—Pas davantage; car, malgré les éloges que vous méritez sous ce rapport-là, la franchise n’est pas exclusivement le partage des marins.

—Mais quelle peut être enfin cette vertu que vous trouvez en nous seuls?

—La patience! Ne faut-il pas en effet que vous soyez cuirassés d’une angélique longanimité, pour vous résigner à supporter l’ennui d’une longue traversée, les contrariétés que vous font éprouver des mois entiers de calme ou de mauvais temps? Si encore, dans votre ennuyeuse carrière, quelques incidens inattendus, quelques espérances de gloire, venaient varier la monotonie de votre existence! Mais non, rien, rien que des tempêtes en temps de paix, et Dieu sait ce que c’est qu’une tempête! c’est toujours la même chose: de grands coups de roulis et quelques grosses lames qui viennent tomber à bord!

—Et vous appelez cela rien?

—Sans doute. M’avez-vous vu, par exemple, frémir le moins du monde, pendant la première bourrasque que nous avons essuyée en sortant du Détroit? Voyons, rendez-moi justice; ai-je sourcillé en face du coup de vent qui menaçait de nous démâter? Pendant que vous étiez dans l’anxiété en attendant l’événement, je riais avec nos jolies passagères, presqu’aussi résignées que moi. Et cependant, avant de m’embarquer, on m’avait fait redouter la mer et ses fureurs, le naufrage et ses angoisses. Tenez, mon cher commandant, cela soit dit sans vouloir diminuer votre mérite; votre mer ressemble un peu à ces bâtons flottans du Bonhomme:

De loin c’est quelque chose, et de près ce n’est rien.

—Ouf, dit le commandant à ce dernier trait d’ironie, je voudrais, pour deux des doigts de ma main droite, être en temps de guerre, et tenir ce gaillard-là à bord de ma frégate.

—Il n’est pas besoin de cela, reprend le confrère du commandant en attirant à lui le vieux loup de mer irrité: votre passager n’est qu’un mauvais fanfaron un peu soufflé d’orgueil et d’impudence. Rien n’est plus facile à mystifier que les gens de cette espèce.

—Oh! pour celui-là, il est à mystifier ou à claquer; et si je ne puis pas réussir à l’humilier, je sens là, au bout de mes cinq doigts, que j’aurai recours aux moyens violens, car, je vous l’avoue, mon cher ami, malgré la longanimité qu’il vient d’admirer si insolemment en nous, je n’y tiens en vérité plus.

—Voyons, calmons-nous un peu, mon cher commandant. Si vous voulez bien me laisser agir et vous prêter de bonne grâce au petit projet assez plaisant que je viens de concevoir et qu’il nous est très-facile d’exécuter, je vous promets une complète et risible vengeance.

—Disposez de moi, mon ami; tout ce que vous voudrez me faire faire pour tirer raison de l’impudence de cet impertinent passager, sera exécuté à la lettre par votre commandant. Parlez, vous vous entendez en malice beaucoup mieux que moi, et sous ce rapport-là j’amène pavillon devant vous.

—J’ai besoin de faire repeindre ma frégate. Depuis notre départ nos équipages n’ont pas fait l’exercice à feu…. Permettez-moi, une belle nuit et au premier petit coup de vent que nous éprouverons, de me séparer de vous pour cinq à six jours…. Comprenez-vous mon projet?

—Oui, j’entrevois bien quelque chose…. Votre intention serait…. Oh! je devine bien à peu près…. Mais expliquez-moi comment, par exemple, vous….

—On nous écoule. Votre plénipotentiaire paraît même nous observer avec curiosité; allons dans votre chambre concerter notre affaire. Là je vous déroulerai tout mon plan de campagne, et nous conviendrons de tous les faits.»

Les deux amis descendirent. Ils parlèrent bas assez long-temps, et à la suite de leur entretien, qui dura près d’une heure, on les entendit rire aux éclats. En montant sur le pont pour s’embarquer dans le canot qui devait le ramener à bord de sa frégate, le commandant de l’Albanaise serra joyeusement la main de son confrère, qui paraissait ne pas se tenir d’aise, et qui lui répéta plusieurs fois, de manière à être entendu de tout le monde: «Surtout, mon ami, n’oubliez pas que je vous recommande de naviguer le plus près possible de moi.

—Soyez assuré, mon commandant, qu’il ne faudrait rien moins que de bien mauvais temps ou qu’une forte avarie pour me faire abandonner mon chef de file.»

Mais, après avoir prononcé ces paroles le plus haut qu’ils avaient pu, l’un dit tout bas à l’oreille de l’autre: «Dans huit jours, par les 4 degrés sud et les 15 ouest…. C’est entendu.»

A la mer, en effet, deux navires se séparent et conviennent de se retrouver à tel point du globe, à peu près comme deux amis se donnent rendez-vous, à Paris, dans telle ou telle partie du Palais-Royal ou du jardin des Tuileries.

Les deux frégates amies, quelques quarante-huit heures après la dernière entrevue de leurs commandans, éprouvèrent dans la nuit une forte brise qui les força de naviguer sous leurs huniers au bas ris. Les passagers, un peu secoués dans leurs cabanes, crurent qu’il s’agissait d’une tempête; mais, malgré l’émotion qu’il ressentait, le plénipotentiaire pensa qu’il devait faire bonne contenance aux yeux du commandant devant qui il s’était mis dans la presque obligation de montrer du calme et du courage. Il monta sur le pont. L’obscurité était profonde. On distinguait à peine, de temps à autre, le fanal de poupe de l’Albanaise, balloté par les grosses lames et errant sur les flots plaintifs, comme ces feux qui, pendant les orages nocturnes, se balancent au-dessus des abîmes dont les funèbres échos rejettent aux vents le bruit de la foudre qui gronde au loin.

La nuit se passe: le calme renaît avec le jour, et la mer, encore un peu agitée, laisse voir à l’horizon, comme de hautes montagnes qui s’écroulent, les vagues qu’a soulevées pendant quelques heures l’impétuosité de la brise. L’officier de quart recommande aux premiers matelots qui montent en vigie sur les barres, de regarder au large pour tâcher de découvrir l’Albanaise. Les matelots promènent attentivement leurs regards sur la vaste étendue de mer au centre de laquelle ils sont perchés sur les barres de catacois…. Ils n’aperçoivent rien…. L’Albanaise a disparu dans la nuit, mais par quel motif? Le coup de vent n’a pas été assez fort pour lui occasioner des avaries! Elle n’a fait, au moyen de ses fanaux, aucun signal de détresse! S’il lui était arrivé quelque accident qui eût pu exiger le secours de sa conserve, elle n’aurait pas manqué de tirer un coup de canon, dans le cas où l’obscurité n’aurait pas permis d’apercevoir ses feux…. Qu’est-elle donc devenue?

La disparition de la frégate donna lieu, comme on doit bien le penser, à mille conjectures, à mille objections à bord de la Bramine. On attendit l’arrivée du commandant sur le pont, pour tâcher de lire sur sa physionomie l’effet que produirait la nouvelle de l’absence de sa compagne de route.

«Si notre commandant n’est pas surpris quand on lui annoncera cela, disaient les matelots, c’est une preuve qu’il aura permis à l’Albanaise de lui brûler la politesse.

—Mais s’il se montre étonné du coup de temps, répondaient d’autres matelots, quel signe ce sera-t-il?

—Ce sera signe que l’Albanaise aura été obligée de nous quitter par force majeure.»

Le commandant paraît sur le pont à sept heures du matin.

L’officier de quart, après l’avoir salué respectueusement, lui apprit qu’on ne voyait plus la frégate.

«A-t-on bien regardé partout de dessus les barres? reprend le commandant avec vivacité, et en feignant un air d’inquiétude.

—Partout, commandant: moi-même j’y suis monté pour parcourir avec ma longue-vue tous les points de l’horizon. Je n’ai rien aperçu.

—Diable! diable! c’est contrariant…. Que lui sera-t-il donc arrivé?…» Tout l’équipage prit un air inquiet. Les passagers et les passagères arrivèrent bientôt sur le pont, et en voyant toutes les figures se rembrunir, ils se mirent aussi à prendre un air soucieux. On ne parla plus de l’Albanaise qu’à voix basse et toujours en arrière du commandant. Le vieux marin avait au mieux joué son rôle.

Six à sept jours se passent sans qu’on revoie la fidèle compagne de la Bramine; chaque matin les hommes placés en vigie se crèvent les yeux pour découvrir quelque chose à l’horizon, et chaque matin la Bramine fait de la route, et l’on finit par oublier l’Albanaise, sur laquelle on ne compte presque plus. Le plénipotentiaire, ce passager qui va si mal au vieux commandant, s’avise encore de lancer quelques épigrammes sur la séparation forcée des deux frégates, et sur l’insuffisance des moyens qu’a l’homme de mer à sa disposition pour lutter contre la puissance ou le caprice des élémens. Le commandant enrage toujours; mais il sait se contenir pourtant, car il espère bientôt se venger de la crânerie de son insupportable passager. L’heure de la vengeance, en effet, va sonner.

Un beau jour, vers midi, les officiers, armés de leurs cercles de réflexion ou de leurs sextans, observent la hauteur du soleil qui darde perpendiculairement ses rayons sur les tentes qui abritent les gaillards. On est par 4 degrés de latitude sud. Bientôt on fait le point, et l’on trouve que la longitude est de 15 degrés et quelques minutes ouest.

Le commandant, après s’être entretenu un moment avec l’officier de route chargé des montres marines, se promène sur le pont; il laisse échapper des mouvemens d’impatience.

La vigie du grand mât crie: Navire!

Toutes les têtes se dressent.

Le commandant continue de se promener, mais en riant sous cape, et en faisant demander où se trouve le navire aperçu. La vigie répond: Par le bossoir de tribord!

Tous les regards se portent sur les flots dans la direction indiquée.

Le navire approche: il est gros. La Bramine manoeuvre de manière à aller à sa rencontre. On n’est plus, au bout de quelque temps, qu’à une lieue de lui. Alors on l’observe.

«Ne serait-ce pas l’Albanaise? disent d’abord ceux qui croient avoir les meilleurs yeux.

—Mais l’Albanaise a un grand bord blanc et des mâts de catacois garnis, tandis que celui-ci est peint tout en noir et n’a que des mâts de perroquet à flèche.

—Cependant c’est bien une frégate que ce bâtiment!

—Et n’y a-t-il que l’Albanaise qui soit une frégate?»

Les officiers, qui tiennent leurs longues-vues braquées sur le navire qui s’avance toujours, ne prononcent pas une seule parole. Les passagers sont dans l’anxiété en voyant le commandant examiner avec une certaine préoccupation la manoeuvre du bâtiment dont on n’est plus qu’à deux portées de canon.

Le plénipotentiaire s’avance alors: «Commandant, que dites-vous de la rencontre que nous venons de faire? Ne serait-ce pas par hasard notre infidèle qui nous revient? Plusieurs de nos hommes croient reconnaître l’Albanaise dans ce grand navire si noir et d’une allure si lugubre….»

Le commandant ne répond rien à l’importun questionneur. Il ordonne au chef de timonerie de hisser le pavillon français.

Le grand pavillon monte rapidement au bout de la corne de la Bramine.

Le grand bâtiment noir répond à ce signal en hissant un long pavillon rouge dont la queue va se jouer sur sa poupe.

«Que diable cela signifie-t-il?» s’écrie le commandant en regardant son lieutenant.

Le lieutenant hausse les épaules en faisant une grimace qui signifie: «Ma foi, je n’en sais rien.»

«Branle-bas général de combat!» dit le commandant.

Le premier lieutenant ajoute: «Chacun à son poste: les gens de la batterie à la batterie, les gens de la manoeuvre à la manoeuvre.»

Les officiers et les aspirans de la batterie descendent. Les autres courent à leurs pièces sur les gaillards. Il se fait à bord un remue-ménage qui surprend assez désagréablement les passagers. Quelques minutes après l’ordre donné, le lieutenant annonce au commandant que tout est prêt pour le combat.

«Messieurs les passagers, et vous mesdames, dit le lieutenant en s’adressant au groupe des voyageurs plantés mornes et silencieux sur le gaillard d’arrière, voudriez-vous descendre dans la cale ou dans la sainte-barbe, pour ne pas gêner la manoeuvre ou pour vous rendre utiles, si vous le voulez, au pansement des blessés ou à la distribution des poudres?

—Mais monsieur, dit le plénipotentiaire, je demanderai à monsieur le commandant la faveur de rester encore un peu sur le pont, après avoir conduit ces dames en lieu de sûreté?»

Le commandant ne répond rien: il a bien autre chose à faire que de s’occuper de monsieur son passager!

Celui-ci descend dans le faux-pont avec madame son épouse. En passant dans la batterie, il voit une centaine de gaillards rangés le long d’une file de canons bien démarrés et bien chargés. Les mèches sont allumées: les officiers se promènent le sabre en main, sans dire mot. Un parfum de poudre et une odeur de carnage semblent déjà se répandre dans cette batterie si longue et si basse. Le passager se rend dans le faux-pont. Là c’est bien un autre spectacle! Trois chirurgiens, les manches retroussées, préparent, sur une longue table couverte de charpie et de bandelettes, leurs larges couteaux et leurs scies à amputation. Ils se disposent à nager dans le sang qui va couler. L’un d’eux, à l’aspect de notre ambassadeur, lui dit en plaisantant, et en lui montrant un couteau bien affilé: «Eh bien! monsieur l’ambassadeur, est-ce vous qui m’étrennerez?…» Le passager sourit, mais du bout des lèvres, pour accueillir cette saillie le plus gaîment possible. Mais il fait comprendre, par un signe, à l’Esculape goguenard, qu’il ne faut pas effrayer les dames qui viennent chercher un refuge dans la cale. L’Esculape se tait; mais, comme on dit proverbialement, il n’en pense pas moins sur le compte du passager, qui paraît un peu ému.

Après avoir placé ses dames en sûreté, l’ambassadeur remonte sur le pont, en passant toutefois par l’escalier de l’avant, car l’aspect des instrumens de chirurgie étalés sur l’arrière du faux-pont a produit sur lui une impression désagréable. Tous ces cadres tendus pour recevoir blessés, tant d’hommes qui sont encore si bien portans, si pleins d’ardeur, lui font faire des réflexions pénibles. Il aime mieux encore voir l’appareil du combat dans toute sa majesté, que tous ces préparatifs qui n’attestent que trop les tristes réalités qui accompagnent les illusions de la gloire.

En montant sur le pont et en regagnant le gaillard d’arrière, il s’aperçoit que la scène est changée: le navire, qu’il avait quitté à quelques portées de canon, n’est plus qu’à une portée de fusil de la frégate. Les deux bâtimens s’observent en continuant silencieusement leur route parallèle. La mer, qu’ils font clapotter le long de leurs bords, est douce et tranquille; la brise se joue dans le pavillon et les voiles qu’elle enfle gracieusement. Quel repos et quelle harmonie sur les flots, dans les airs et sous le ciel! Et c’est au sein de ce calme si délicieux que deux équipages vont bientôt se massacrer, que le sang humain va rougir la blanche écume des vagues que ces deux navires sillonnent encore en paix…. Cette idée fait frémir notre passager; mais il la repousse comme une faiblesse: il se passe la main sur le front comme pour chasser loin de lui toute pensée indigne du courage dont il veut faire preuve…. Il observe le commandant, dont l’air est calme, dont la contenance est ferme.

«Eh bien! mon brave commandant, que pensez-vous que puisse être ce navire?

—Je ne pense rien, mais je me prépare à tout événement.

—Ce n’est probablement qu’une frégate anglaise?

—Ou quelque pirate qui nous prend pour un bâtiment de la compagnie.

—Mais je ne savais pas que les pirates eussent des frégates!

—Et que croyez-vous donc qu’ils fassent des frégates qu’ils prennent?

—Les pirates ont donc pris quelquefois des frégates?

—Pourquoi pas, quand ils rencontrent des capitaines plus disposés à amener qu’à se faire sauter!»

L’entretien n’alla pas plus loin: le commandant ne paraissait guère disposé d’ailleurs à prolonger la conversation: d’autres soins réclamaient toute sa sollicitude.

Il ordonne à son second de faire envoyer un coup de caronade pour assurer le pavillon français.

Le coup de caronade part avec fracas. Personne ne dit mot à bord: c’est à l’artillerie seule et au commandant de parler.

La frégate au pavillon rouge répond à la Bramine, en lui lançant un coup de canon dont le boulet va ricocher sur l’arrière de celle-ci.

«Ils pointent bien mal, ces gaillards-là! dit le commandant; pointons mieux, mes amis: Feu tribord

Une détonation épouvantable jaillit du flanc droit de la Bramine: c’est un volcan qui vient de vomir la flamme de ses entrailles brûlantes, sur les flots que couvre un nuage épais de feu et de fumée.

La frégate ennemie n’attendait que cette volée. Elle riposte sans perdre une seconde. La canonnade est engagée. On n’entend plus que la voix des deux commandans qui mugit, majestueuse et solennelle, dans de longs porte-voix: Feu! feu partout!

Les pièces sont halées dedans une fois qu’elles ont fait feu: on les charge pour les pousser vivement aux sabords et pour faire feu encore. Feu toujours, et toujours feu! A peine songe-t-on à la manoeuvre des voiles. On s’aperçoit seulement que la Bramine a masqué son grand-hunier pour se canonner plus à l’aise avec son ennemie, qui de son côté a aussi mis en panne. Quelle situation!

Notre ambassadeur, qui jusque là avait perdu l’usage de ses sens, retrouve bientôt toute la force de ses jambes, au moins, pour regagner, non pas le fond de la cale, où il a placé les passagères, mais bien la sainte-barbe. La soute aux poudres est un lieu aussi sûr que la cale, et en se transportant là, il pourra au moins éviter la honte de se représenter pendant le combat aux yeux de ses dames; et d’ailleurs, en aidant les cambusiers et les non-combattans à distribuer des gargousses aux mousses, il saura se rendre utile. Il court donc à la sainte-barbe en traversant les nuages de fumée qui remplissent la batterie. Au brusque mouvement qu’il fait pour se jeter en double dans cette espèce de sépulcre qu’éclaire un large fanal cadenassé, un vieux canonnier invalide se retourne et reconnaît notre ambassadeur.

«Mettez-vous à côté de moi, dit l’invalide; ils ont besoin de munitions là-haut, nous leur-z-en donnerons tant qu’ils en voudront

Le plénipotentiaire se met à passer des gargousses; mais son voisin remarque que ses blanches mains tremblent un peu. Il cherche à le rassurer en causant avec lui assez familièrement. Rien ne vous nivèle mieux les conditions humaines que l’approche ou l’apparence du danger commun.

«Monsieur l’ambassadeur, il y a un grand bruit là-haut, et on manoeuvre.

—On manoeuvre!

—Oui; c’est sans doute cette chienne de frégate qui veut nous prendre en poupe. Mais notre vieux commandant est manoeuvrier aussi, et il ne se laissera pas juguler comme ça…. Tenez votre gargousse plus haute que ça un peu, et élongez-moi bien vos bras, monsieur l’ambassadeur…. Entendez—vous le boucan sempiternel qu’ils font sur le pont?

—Oui, j’entends des cris!… Qu’est-ce donc?…

—C’est l’abordage peut-être…. Ecoutez, écoutez…. Non…. on crie aux pompes! C’est comme si la frégate avait reçu, vous entendez bien, des boulets au-dessous de la flottaison. C’est bon ça: c’est pour former nos jeunes gens à l’exercice.

—Mais non, il me semble que c’est au feu! qu’on crie….

—Ah! C’est vrai! c’est comme s’il y avait le feu sur l’arrière du navire, voyez-vous….

—L’eau! le feu! le vent! Mais on n’est donc en sûreté nulle part à bord d’un bâtiment qui combat?

—Oui, en sûreté! ah bien oui! J’ai vu un agent comptable tué, sans vous faire tort, où vous êtes dans la sainte-barbe, à bord de la frégate la Clorinde…. Mais qu’ont-ils donc à gueuler de cette manière?… Est-ce qu’on ne commande pas de noyer les poudres!

—Ah! mon Dieu! noyer les poudres! Et nous aussi peut-être!

—Ne craignez rien; si c’était pour de bon, nous aurions sauté dans notre trou à poudre, avant d’être noyés…. V’là que ça se calme, v’là que ça se calme!… Attendez, je vas bientôt savoir ce que c’est (mettant la tête au panneau)…. Eh bien! bigres de mousses, pourquoi est-ce que vous ne demandez plus de poudre et que vous restez là, dans la batterie, comme des épiciers retraités avec vos gargoussiers vides?

—Père La Frimousse, c’est qu’on va battre le roulement; le commandant a dit de cesser le feu.

—Déjà!… Ah! c’est que l’autre frégate aura amené pour nous qui sommes la commandante. Tant mieux, autant de tués que de blessés, il n’y a personne de mort.»

Le roulement se fit effectivement entendre. L’officier commandant la batterie ordonne de taper et amarrer les canons. Au son roulant des tambours, le calme le plus parfait succède au fracas qui, pendant près d’une heure d’effroi, a retenti aux oreilles de notre ambassadeur niché encore dans la soute aux poudres. Mais, le combat fini, il se dispose à se présenter aux yeux du commandant … aux yeux du commandant, si toutefois il vit encore, car dans ce combat acharné bien des braves gens ont dû périr…. N’importe, il faut que notre ambassadeur s’assure par lui-même de ce qui s’est passé au dehors pendant sa longue absence…. Le canon ne ronfle plus: il sort lestement de la sainte-barbe, le nez et les mains barbouillés de poudre, l’habit tout noirci, la cravate toute défaite. Le désordre de sa toilette n’attestera que mieux la part active qu’il a prise a l’affaire…. Il traverse la batterie en détournant les yeux, de peur de frémir à l’aspect du sang répandu, et de voir le désordre que les boulets ennemis ont exercé dans la coque du bâtiment…. Là cependant rien n’est changé. Des matelots ou des chefs de pièces fredonnent gaîment un petit air, en amarrant leurs canons, restés en parfait état. Des novices fauberdent le pont de la batterie, sous la surveillance des quartiers-maîtres, qui leur indiquent l’endroit d’où il faut faire disparaître les taches de poudre…. L’ambassadeur enfin arrive sur le gaillard d’arrière: il cherche avec anxiété son commandant: il le demande aux timoniers placés flegmatiquement à la roue du gouvernail.

Un d’eux lui répond avec indifférence: «Le commandant, monsieur? le voilà qui se promène sur les passavans avec le commandant de l’Albanaise.

—Avec le commandant de l’Albanaise!» s’écrie le plénipotentiaire.

Et en effet, l’Albanaise, la grande frégate noire, la frégate pirate à laquelle on venait de livrer combat, naviguait côte à côte avec sa compagne la Bramine, qu’elle venait de rallier après huit jours de séparation. Le diplomate passager est furieux; il aborde son commandant en prenant une attitude menaçante qui contraste singulièrement avec la contenance calme et gaie du vieux capitaine:

«C’était donc une mystification, monsieur le commandant, que votre combat?

—Non, monsieur l’ambassadeur; c’était un exercice à feu: il y a huit jours que la chose était convenue entre mon collègue de l’Albanaise et moi.»

Puis les deux commandans continuèrent à se promener en reprenant le fil de la conversation que la brusque apparition du diplomate avait un instant interrompue. Leur ton d’indifférence et leur air presque méprisant durent humilier un peu sans doute notre pauvre diplomate, tout barbouillé de poudre, tout froissé encore de l’humble attitude qu’il avait été forcé de prendre dans sa chaude et sinistre sainte-barbe. Mais qu’y faire?

Depuis ce jour il n’adressa la parole à son vieux commandant que pour lui exprimer l’admiration que lui inspirait le dévoûment sans faste des bons et intrépides marins.

Contes de bord

Note de Boathouse:
 
Çe sera un long hiver et pour la plupart d’entre vous, une saison à la recherche et à la planification de voyages à venir, de journées à rêver à la navigation de plaisance et aussi à la lecture d’articles ou de livres sur la navigation de plaisance. Présenter ici,  un chapitre de «Contes de bord” onze récits de mer réunis par Édouard Corbière et publiés en 1834. Chaque semaine Boathouse présentera un chapitre ou deux de cette œuvre du domaine public et nous espérons que cela facilitera le passage de l’hiver pour nos lecteurs. Si vous êtiez impatients et ne pouviez pas attendre la suite de ce récit à chaque semaine,  vous pourriez lire le livre en entier sur  gutenburg.org.
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Boathouse

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LES PREMIERS JOURS DE MER.

Moeurs des Marins au large.

Les observateurs qui ont vu d’un oeil curieux s’éloigner du port un navire emportant au loin sur les mers un équipage sortant du cabaret, n’ont pas manqué de raconter, et les adieux du matelot à ses amis, et les baisers effusifs dont il couvre les filles en pleurs qu’il va quitter peut-être pour toujours. Sans doute il y a quelque chose d’étrange dans ce spectacle du capitaine impatient, qui gourmande l’hésitation de ces marins, qui semblent se rattacher à la terre, en prodiguant toutes les marques possibles d’affection aux objets qu’ils abandonnent sur ce rivage qui va disparaître à leurs yeux pénétrés de regret. Mais ce n’est pas au moment du départ que le matelot est l’être le plus intéressant à observer: c’est quand il se sent une fois au large que la plus singulière des métamorphoses qu’il peut subir s’opère dans son individu pour ainsi dire multiple.

La première chose qu’il fait lorsqu’il a bien pris son parti et qu’il a dit adieu à la côte chérie qui va s’évanouir à l’horizon, c’est de changer son costume; il descend dans le logement de l’équipage, et il ne remontera sur le pont qu’après avoir fait subir à sa toilette le changement le plus complet. Le large pantalon bleu qu’il portait la veille est remplacé par la culotte de toile qui lui a servi dans la dernière campagne; l’escarpin fin et découvert est remis soigneusement dans le sac jusqu’au premier bal à venir; et, pour s’épargner l’embarras et les frais d’une autre chaussure, le matelot marchera nu-pieds, le pont étant, dit-il, assez propre pour qu’on ne craigne pas de couvrir de boue un pantalon déjà sale. Le chapeau ciré fait place au bonnet de laine, rouge ou brun, et une lourde vareuse goudronnée, faite des lambeaux d’un vieux hunier ou d’un reste de grand foc, couvrira le dos sur lequel la petite veste bleue, à double rang de boutons dorés, se dessinait avec tant de grâce quelques minutes encore avant le départ.

Une fois ce changement de costume opéré, notre homme montre sa tête au capot. Sa physionomie semble aussi s’être métamorphosée avec son costume. A l’air sémillant et galant qu’il affectait encore en montant avec souplesse à bord, a succédé un calme méditatif ou le ton d’un peu de mauvaise humeur. Il va ordinairement se joindre à la file des promeneurs qui s’est déjà formée sur le pont, pour parcourir, en revirant de bord à chaque instant, les dix ou douze pas que la longueur des passavans permet de faire à chacun. Il parle peu d’abord; il ne chante pas encore: il attend que la voix de l’officier de quart lui ordonne de prendre la barre ou de monter larguer un perroquet, prendre un ris, carguer ou amurer une basse-voile; c’est alors seulement qu’il paraîtra, en agissant avec activité, se dérouiller, et reprendre un peu les habitudes du bord; car tout le temps qu’il restera oisif, il semblera être encore tourmenté des souvenirs de la terre. J’ai vu d’anciens marins soupirer trois ou quatre heures encore après le départ. La plupart d’entre eux cependant se résignent avant cela.

Quand l’heure du premier repas vient, on se presse autour de la gamelle dans laquelle fume la soupe que vient de tremper le cook (le cuisinier); mais la gaîté ne préside pas encore à ce dîner ou à ce souper presque improvisé. L’ordre y manque surtout: c’est sa cuiller qu’il faut chercher; c’est un endroit commode qu’il faut trouver sur le pont, pour y assujétir la gamelle et ne pas exposer le précieux potage à être renversé par un coup de roulis ou submergé par un revolis de lame. Cette place commode, on ne la rencontre jamais bien la première fois; aussi la gamelle est-elle transportée d’un bord à l’autre, suivie par les six ou sept marins qui doivent y puiser, le clair bouillon de la chaudière. Jamais cette première soupe de la traversée n’est trouvée bonne: le cuisinier l’a manquée. Un des gastronomes lui reproche de n’avoir pas assez forcé sur le poivre; un autre, d’avoir fait aller trop de l’avant le consommé de l’équipage. Quand la ration de viande fraîche, traversée d’une broche en bois, arrive ficelée d’un bout de fil à voile qui a bouilli avec elle, c’est encore pis: elle n’est pas mangeable!… le cuisinier ne l’a pas mise assez tôt dans la marmite, ou l’a laissée se sécher dans la chaudière, comme de l’étoupe. L’un se lève, irrité de la maladresse du cook; l’autre, plus indigné, jette sa ration par-dessus le bord. Le cook s’excuse en alléguant l’impossibilité de faire de bonne soupe dans une chaudière neuve, et de faire cuire à point une viande coriace, avec un feu qu’il ne connaît pas bien encore. Vingt accusateurs sont là pour lui répondre que la viande est bonne et que c’est lui seul qui est mauvais. Il faut que le quart de vin, distribué à chaque mécontent par le mousse du plat, passe par-dessus cette petite contrariété, pour que les convives cessent de gourmander le pauvre cook, qui ne trouve de refuge contre l’unanimité des plaintes, qu’en se renfermant dans la cabane, dans l’espèce d’échoppe qui lui sert à la fois d’office, de laboratoire et de cuisine.

Cette cabane en bois, placée et amarrée sur le pont, est surmontée d’un capuchon en tôle par lequel s’échappe la fumée qui s’exhale des fourneaux; mais il faut, pour que cette fumée s’envole avec le vent qui enfle les voiles, que le tuyau du capuchon soit toujours tourné, ou pour mieux dire orienté selon la direction de la brise que l’on reçoit. Ainsi, chaque fois que l’on vire de bord, le cuisinier doit faire évoluer aussi sur sa base le tuyau mobile dont la manoeuvre lui est confiée. Pour peu que le pauvre diable ait indisposé les gens de l’équipage, dans le début de la traversée, c’est à la manoeuvre du capuchon qu’ils l’attendent, pour le tourmenter et signaler sa négligence au capitaine ou à l’officier de quart.

Vient-on à virer de bord, à changer d’allure, si le chef est en retard dans l’évolution de son tuyau de cuisine, aussitôt on entendra une grosse voix de matelot lui crier: «Allons donc, brûle-chaudière, orienterez-vous votre capuchon aujourd’hui? Jamais ce marmiton ne peut revirer de bord avec le navire! Il y a deux heures de différence entre la manoeuvre de boutique et celle du bord!…

—Non, ajoute un autre censeur, tu ne vois pas qu’il lui faudra un officier de manoeuvre pour faire envoyer vent-devant à son cabanon de cuisine, quand on enverra de l’autre bord, à bord du bâtiment!»

Alors le malheureux chef sort tout enfumé, l’oeil rouge et la bouche tombante, de sa chaude cahutte, pour grimper sur la toiture de son fragile édifice, et orienter selon la brise le maudit capuchon qui lui a déjà attiré tant de reproches, sans compter ceux qu’il lui fera essuyer tout le long de la traversée. Mais il faut voir, avant qu’il ait tourné l’appareil du tuyau dans le sens voulu, le regard interrogant qu’il jette de son oeil piteux sur l’horizon, pour voir de quel côté vient le vent, et sur quel bord il fera pirouetter sa machine!

Le mousse de la chambre et le cuisinier sont les deux martyrs du bord.

Les matelots qui composent un nouvel équipage ne se familiarisent bien les uns avec les autres que lorsque quelque circonstance un peu décisive est venue opérer un rapprochement forcé entre eux, les réunir côte à côte, en leur offrant l’occasion de faire connaissance dans la pratique du métier.

Au premier mauvais temps qu’on éprouve, les hommes qui ont été obligés de monter ensemble sur une vergue pour prendre le dernier ris ou pour serrer une voile que leur dispute la violence du vent, commencent à se traiter avec bienveillance et quelquefois même avec courtoisie: «Matelot, halez-moi, sans vous commander, un peu de toile au vent, pour que je puisse bien souquer mon empointure.

—Oui, matelot; avez-vous assez de mou comme ça?

—Oui, c’est suffisant, mon ancien.

—Dites si vous en avez à votre idée?

—C’est tout ce qu’il m’en faut.

—A la bonne heure!»

L’intimité, qui n’existait pas une minute avant de monter sur la vergue de hune, se trouve ainsi établie, en descendant sur le pont, entre les deux ou trois gaillards que l’officier a envoyés en haut.

Les marins, assez grands amateurs, pour la plupart, de chants langoureux et de romances plaintives, ne commencent ordinairement à fredonner leurs airs favoris que lorsque le temps devient sombre et que le vent se soulève et gémit autour d’eux. On dirait que ces Bardes monotones de l’Océan ont besoin d’être accompagnés par le mugissement des vagues et le hurlement de la tempête, pour jeter au vent les accords de leur triste mélopée. Rien au reste ne s’accorde mieux avec la sauvage harmonie des élémens courroucés, que les complaintes mélancoliques des matelots; mais ce sont les vieux maîtres d’équipage surtout qui paraissent ne retrouver les airs qu’ils ont appris ça et là, que quand la bourrasque souffle avec violence. Aussi entend-on quelquefois les matelots répéter, en entendant le maître grommeler un lambeau de couplet entre ses dents: «Maître un tel chante sur le bossoir: nous aurons bientôt du f…traud.»

L’eau dont on approvisionne les navires, pour une longue traversée, est ménagée à bord avec une parcimonie dont on se ferait difficilement une idée à terre. Cette habitude d’économiser cette partie si essentielle de l’alimentation en mer, finit par exercer un tel empire sur les marins, qu’il serait très-rare de trouver un matelot qui pût voir, même dans la ville la mieux pourvue de fontaines, répandre inutilement l’eau la plus abondante. Aussi faut-il voir la mine que font les gens de l’équipage aux passagers qui prodiguent, pour se laver la figure et les mains, l’eau qu’ils prennent dans les pièces amarrées sur le pont. Un maître d’équipage disait à deux dames qui s’amusaient à se jeter au visage les gouttes d’eau qu’elles avaient laissées dans leur verre: «Mes braves dames, sans vous faire de la peine, je dirai que vous êtes sans comparaison comme ces petits enfans qui jouent avec des armes à feu…. Peut-être avant qu’il soit quinze jours vous périrez faute de ces gouttes d’eau que vous vous jetez actuellement par la mine.»

Jamais l’eau potable n’est employée à laver des effets; on se contente d’en prendre un quart de verre pour se faire la barbe. L’eau de mer sert aux ablutions que prescrit la propreté.

Quand un nuage, poussé au-dessus du navire par le vent qui souffle, promet de la pluie, les hommes qui sont sur le pont tendent des prélars, pièces de toiles goudronnées, pour recevoir l’ondée qui se prépare. Les dallots, les trous par lesquels l’eau qui coule sur le pont pourrait s’échapper, sont bouchés soigneusement. Chacun prend son linge sale, s’arme d’une brosse à manche, et se dispose à faire la lessive. C’est dans ces momens que les passagères, qu’effraie la musculaire nudité des matelots, doivent se retirer dans leur chambre; car alors il est d’usage que chaque homme ne garde sur lui que son pantalon. La veste, la chemise, la cravatte, tout est placé à l’abri sous la chaloupe ou dans le fond du chapeau. La pluie peut tomber sur les épaules de ces lessiviers intrépides. Pendant qu’ils prennent un bain et que l’onde ruisselle sur leur dos, ils lavent avec impassibilité les effets qu’ils étreignent sous leurs pieds, et souvent la brosse qui a servi à frotter leur casaque ou leur chemise, passe sur l’omoplate et les reins du voisin. Chacun se fait un plaisir de frictionner ainsi son matelot, qui lui rend la pareille de la meilleure grâce possible.

Les mousses échappent rarement à cette lessive générale. Quand l’eau de pluie abonde, les laveurs ne manquent presque jamais d’élever, sur la propreté de ces jeunes gamins du bord, des soupçons que l’officier de quart accueille assez volontiers. On ordonne aux mousses de se déshabiller et de passer docilement sous l’inflexible brosse qui doit leur faire subir un nettoyage complet. Aucun effort n’est épargné par le brosseur, qui frotte l’épiderme des petits patiens, comme il ferait l’un des bordages du gaillard d’arrière, ou de la chambre du capitaine. Les mousses, ainsi balayés et fourbis une bonne fois, n’ont garde de manquer ensuite de se laver tous les matins, de crainte, à la première ondée, d’être encore accusés de malpropreté, et d’être forcés de subir la rigoureuse opération lustrale à laquelle on les a déjà si impitoyablement soumis.

Les matelots, avec le peu de vêtemens et de linge qu’ils possèdent, sont en général très-propres. L’idée de la vermine, qui s’engendre si facilement au milieu d’un grand nombre d’individus réunis dans un petit espace, leur fait horreur. L’homme qui parmi eux néglige de se laver ou de se peigner, éprouve à bord une espèce de proscription à laquelle il n’échappe que bien rarement. On l’exile du logement commun; on le force à manger seul, et nul ne lui adresse la parole que pour lui prodiguer les épithètes les plus dures et anathématiser sa saleté. Les jeunes marins, ceux que l’on appelle de jolis matelots, sont surtout soigneux de leur chevelure: chaque matin on les voit passer, avec une complaisance qui n’est pas toujours sans prétention, le peigne de buis bien nettoyé, dans les longs tire-bouchons chevelus dont ils ont soin d’encadrer leur figure quand ils descendent à terre pour faire ces rapides conquêtes dont ils ne sont pas toujours très-fiers en revenant à bord.

Il est pour les jeunes matelots un genre de coquetterie que l’on ne s’expliquerait pas facilement, si l’on ne savait l’amour-propre que chacun attache à la profession qu’il est forcé d’exercer.

Voici quel est ce raffinement d’élégance:

Quand un novice commence à travailler aux amarrages et à apprendre le matelotage sous la surveillance des gabiers du bord, il ne se pare jamais pour aller se promener, sans éviter de se laver trop les mains. Souvent même, lorsqu’il craint d’avoir les doigts trop blancs, il se les trempe dans du goudron pour compléter sa toilette. C’est un témoignage visible de ce qu’il peut faire comme matelot, qu’il veut laisser subsister à côté du costume destiné à relever sa bonne mine. Comme le travail qu’il sait faire l’honore à ses propres yeux, il croit que l’indice de sa capacité servira à le recommander à la considération des autres personnes, et même à la faveur des belles qu’il va courtiser. Est-ce là déjà si mal penser, et n’y a-t-il pas dans ce calcul de coquetterie du matelot, une opinion trop favorable de ce qui à terre détermine le plus souvent la préférence que les hommes et les femmes accordent à tels ou tels individus, à tel ou tel genre de mérite? Un métier qui condamne ceux qui l’exercent à lutter sans cesse contre des obstacles renaissans, ou à vaincre des incidens presque toujours imprévus, doit faire des marins les hommes les plus prompts et les plus ingénieux du monde. Un matelot est, au reste, l’être qui trouve le plus vite le plus d’expédiens possibles pour se tirer le mieux d’un mauvais pas ou d’une situation critique.

Que quelques matelots soient jetés sans ressource sur un rivage désert, et si quelques heures après leur naufrage ils ne se sont pas bâti une cabane, procuré du poisson ou du gibier, et s’ils ne sont pas parvenus à allumer du feu, vous pourrez à coup sûr en conclure que la côte sur laquelle ils se sont sauvés n’a ni bois, ni gibier, ni poisson. Les vieux soldats, qui sont incontestablement des hommes à expédiens, mourraient peut-être de faim ou de misère, là où des marins trouveraient encore à s’abriter, à se vêtir et à se nourrir assez convenablement.

C’est pendant les longues traversées que l’on est surtout à portée de se convaincre du parti qu’ils savent tirer, pour eux-mêmes, des moindres choses qu’on leur abandonne comme inutiles. Qu’un morceau de mauvaise toile à fourrure leur tombe sous la main, ils s’en font une casquette ou un chapeau. Si l’on peint le navire, ils barbouillent leur chapeau de toile des gouttes de peinture tombées sur le pont. Qu’un pantalon leur manque, ils retournent le pantalon d’un de leurs camarades pour tailler, sur les coupures du modèle qu’ils décousent, les parties du vêtement qu’ils veulent se faire. S’ils n’ont pu se procurer des aiguilles et du fil, ils se feront une aiguille avec un clou, ou même avec du bois dur, et du fil à coudre avec du fil à voile dédoublé. Pour peu qu’un morceau de basane, destiné à garnir les manoeuvres dormantes, soit mis au rebut, ils s’en emparent pour composer les semelles des souliers qu’ils confectionnent avec de la mauvaise toile. Long-temps avant que l’on songeât à fabriquer des capotes cirées, les matelots s’étaient fait des casaques inperméables, en goudronnant leurs hulots, et en passant, sur la toile dont ils étaient faits, deux ou trois copieuses couches de peinture.

Le goudron devient pour eux un topique universel. Se font-ils une coupure, aussitôt ils appliquent sur leur plaie un emplâtre de goudron. Pour certaines maladies internes, ils ne connaissent rien de mieux qu’une mixture de goudron. Ils prendraient du goudron en pilules, je crois même, si on ne cherchait pas par la persuasion, et quelquefois même par l’autorité qu’on a sur eux, à les guérir de la prédilection qu’ils ont pour cette étrange médication.

La vie du matelot à la mer est aussi simple qu’elle est active. A huit heures du matin il déjeûne d’un morceau de pain assaisonné d’un peu de fromage ou de beurre, et arrosé d’un petit verre d’eau-de-vie. A midi il dîne d’une demi-livre de viande salée. Le soir il mange une soupe aux haricots ou aux petits pois. Un quart de vin passe par là-dessus à chaque repas. Voilà toute sa cuisine; et pourtant encore il trouve moyen de faire, de temps à autre, un peu de gastronomie.

Distribue-t-on du lard, par exemple; il le coupe par tranche, au lieu de le faire bouillir dans la chaudière, avec la ration des autres. Il fait griller ensuite, sur des charbons ardens, les précieuses lèches qu’il a découpées avec précaution; puis il saupoudre de poivre et de biscuit râpé la grasse tamponne qu’il va manger avec délices, assis sur le bossoir ou sur le beaupré.

Mais c’est lorsque la pêche donne à bord, qu’il faut voir les Véry d’occasion mettre au jour leur science culinaire! Il n’est pas de partie d’un requin ou d’un marsouin, quelque dure qu’elle puisse être, qui ne soit macérée, exploitée, et livrée à l’appétit de ces mangeurs impitoyables.

Dès qu’un poisson est pris, soit au harpon ou à la ligne, l’heureux maraudeur qui a fait la capture, l’offre en tribut au capitaine: c’est un droit de suzeraineté que personne ne décline à bord. Le capitaine prend ce qui convient à sa table, et livre le reste aux gens de l’équipage. C’est alors que les fricoteurs pullulent: l’un demande qu’on lui avance sa ration de beurre pour cinq à six jours; l’autre, qu’on lui prête une poêle, et qu’on lui donne un peu de vinaigre à la cambuse. Chacun, armé de son couteau, dissèque le poisson, interroge ses entrailles palpitantes, non pour pénétrer, en augure téméraire, les secrets de l’avenir, mais pour chercher tout bonnement quelques muscles charnus à manger. Après cette autopsie plus gourmande que savante, il y a plaisir à voir l’activité avec laquelle les fricoteurs se disputent les places sur les fourneaux de la cuisine. Un requin de 200 livres, quelque coriace qu’il soit, quelque urineux que puisse être le goût de sa chair, trouvera encore des mangeurs plus voraces qu’il n’est dur lui-même. Deux jours suffiront à quinze ou vingt hommes, pour qu’il soit dévoré et qu’il passe de la poêle à frire dans les estomacs avides qui ne font autre chose que de l’avaler et de le digérer pendant quarante à quarante-huit heures consécutives.

Il existe chez les marins un préjugé médical qui peut-être n’est pas nuisible à leur santé, mais qui les conduit tout au moins à faire quelque chose de très-repoussant. Ces bonnes gens s’imaginent que le sang tiède d’un marsouin ou d’une tortue est le plus puissant anti-scorbutique qu’on puisse trouver. En sorte que, lorsqu’on vient de harponner un marsouin ou de chavirer la tortue qui passe endormie le long du bord, on voit les amateurs recueillir, dans le gobelet de fer-blanc qui sert à tout le plat, le sang fumant du poisson qu’on vient de tuer, et vite ils avalent d’un seul trait ce breuvage épais qui ne ressemble pas mal à du goudron liquide que l’on aurait fait tiédir. «Ça fait du bien à l’estomac,» disent-ils en buvant cette potion dont l’aspect seul soulèverait l’estomac de l’homme le moins délicat. Mais les marins ne sont pas gens à avoir mal au coeur pour si peu de chose.

Dès qu’un bâtiment marchand a quitté la terre, on s’occupe à bord de former les deux bordées pour le quart.

Pour former ces bordées, on divise l’équipage en deux parties égales. Chaque moitié de l’équipage, commandée par un officier et un maître, prend le quart à son tour, pendant que l’autre moitié dort ou se repose dans les cabanes ou les hamacs. La première bordée se nomme la bordée de tribord, et, par dérivation, on désigne les marins qui la composent, sous le nom de Tribordais. L’autre bordée est celle de babord, et elle se compose des Babordais.

Une cabane ou un hamac sert à deux hommes dont l’un est Tribordais et l’autre Babordais. Les deux hommes auxquels ce hamac est commun sont matelots l’un de l’autre; aussi chacun d’eux appelle-t-il son camarade son matelot. Les matelots sont, à prendre cette expression dans son acception la plus restreinte par rapport aux usages du bord, ce qu’à terre, dans les casernes, sont entre eux les camarades de lit.

Presque toujours il arrive que les deux marins qui se conviennent assez pour désirer d’être amatelotés ensemble, mettent en commun tout ce qui peut contribuer à solidariser les petites jouissances qu’ils peuvent se procurer à bord. La provision d’eau-de-vie se partage entre eux: le tabac qui doit servir dans la traversée est fumé ou chiqué en commun, et il est fort rare que le partage quelquefois inégal des objets mis en consommation pour l’usage des deux parties, fasse naître entre les deux intéressés d’égoïstes contestations. La paix et l’union règnent presque constamment dans ces sortes de ménages d’hommes, d’où la passion jet à coup sûr la jalousie sont exclues par la nature même de cette alliance toute confraternelle.

Cette camaraderie des matelots a parfois quelque chose de touchant et de fort extraordinaire chez des hommes aussi peu accessibles aux sentimens tendres, que le sont en général les marins.

Un capitaine français, parti de la Guadeloupe avec quelques hommes à peine échappés à la fièvre jaune, qui venait de décimer son équipage, eut le malheur, une fois à la mer, de voir un de ses matelots, convalescent, retomber malade de manière à ne plus pouvoir quitter son hamac.

Le camarade, nous pouvons maintenant nous servir de la désignation plus généralement usitée parmi les marins, le matelot du pauvre fiévreux s’empressa de prodiguer à cet infortuné tous les soins que sa position et son amitié lui prescrivaient de lui offrir. Le garde-malade ne quittait le moribond que pour venir faire son quart, et la nuit il se réveillait vingt fois pour donner à boire à son matelot: la plus tendre femme n’aurait pas veillé avec plus de sollicitude au chevet du lit de son époux.

Le capitaine, aux premiers symptômes de la rechute du convalescent, eut la sage précaution d’ordonner à ses hommes de ne donner au malade que des boissons rafraîchissantes. Sa ration d’eau-de-vie fut soigneusement retranchée à la cambuse. Mais, malgré le régime sévère qu’avait prescrit le capitaine, un passager, qui se connaissait un peu en médecine, crut remarquer que le malade recevait des boissons spiritueuses propres à augmenter l’intensité de la fièvre qui le dévorait. Les précautions les plus rigoureuses furent prises pour que le régime diététique imposé au malheureux fût observé dans toute son austérité. Défense expresse fut faite à tout autre que le matelot d’Alain et le demi-médecin, d’approcher du hamac où le malade luttait depuis trois ou quatre jours contre la mort.

Tous les soins furent inutiles. Une nuit, pendant que Vauchel, le camarade d’Alain, faisait son quart, on vint annoncer au capitaine que le malade avait succombé.

On se figurerait difficilement l’impression que produisit cette nouvelle sur Vauchel:

«Mon pauvre matelot! s’écria-t-il; voilà cinq ans que nous naviguions ensemble et que jamais nous ne nous étions dit une parole plus haute l’une que l’autre!… C’était bien la peine de lui faire boire ma ration d’eau-de-vie à seule fin de lui donner de la force, pour le voir mourir comme ça!»

Le capitaine, à ces mots, demande à Vauchel avec colère et précipitation: «Tu lui donnais donc ta ration d’eau-de-vie, malgré la défense que j’avais faite?

—Pardié, capitaine, c’était la faiblesse qui le tuait, et je voulais lui rendre sa force.

—Malheureux, c’est toi qui l’as tué!

—Moi qui l’as tué! quoi! c’est moi qui as tué Alain, mon matelot! moi qui aurais donné cinq cent millions de fois ma vie, pour le sauver de la mort….

—Oui, misérable, c’est toi, c’est l’eau-de-vie, ou plutôt le poison que tu lui as fait boire, qui a redoublé l’effet de son mal.

—Ah ça, monsieur, vous qui connaissez la médecine (il s’adressait au passager qui avait vu le malade), est-ce bien vrai ce que le capitaine me dit là? est-il possible que j’aie empoisonné mon pauvre matelot?

—C’est bien involontairement sans doute que vous lui avez fait du mal; mais on peut croire que, sans les liqueurs spiritueuses que vous lui avez données, il vivrait encore.»

Cette réponse sembla attérer le matelot d’Alain. Sans chercher à s’excuser, il descendit dans le logement de l’équipage. Ceux de ses camarades qui s’efforçaient de le consoler ne purent obtenir un seul mot de lui, et pendant plusieurs jours toutes les prières, les injonctions et les menaces du capitaine furent vaines pour l’engager ou le forcer à prendre quelque nourriture.

Une fièvre cérébrale, produite par l’exaltation de sa douleur, se déclara avec la dernière intensité chez lui. Dans les accès de son délire, il répétait sans cesse: «Moi qui as tué ce pauvre Alain! Moi qui deux fois l’avais sauvé en me jetant à la mer après lui!… Ah bien, oui!… Alain! Alain! dis donc, mon matelot, est-ce que c’est vrai que c’est ce que je t’ai donné sur ma ration, qui t’a fait du mal, matelot?… Hein? Parle donc! Tu ne dis rien! tu ne réponds pas! C’est donc moi qui t’ai donné le coup de la mort!… Ah! mon Dieu, que je suis malheureux!…»

Le matelot d’Alain expira peu de jours après avoir reçu les reproches de son capitaine sur l’imprudence de sa conduite.

L’homme se résigne facilement à supporter et à subir l’empire des choses que sa volonté et ses efforts ne sauraient changer. L’idée de s’irriter contre les obstacles irrésistibles ne lui vient même pas dans les momens où il pourrait cependant, avec le plus d’apparence de raison, accuser d’injustice le malheur qui le poursuit ou la destinée qui l’accable. C’est ainsi, par exemple, que tel matelot qui s’emporte contre le chef qui le maltraite sans motifs, ne laissera échapper aucun signe de mécontentement parce qu’il plaît à la Providence de lui faire éprouver un temps horrible pendant des mois entiers. Que la tempête le tourmente nuit et jour, que les accidens qui se multiplient à bord durant le mauvais temps le forcent à monter deux ou trois fois par heure dans la mâture, au péril de sa vie, vous ne l’entendrez presque jamais jurer contre la mer qui grossit ou contre le vent qui continue à souffler. Il prend tout ce qui lui vient de là-haut avec résignation. Mais qu’après avoir passé une heure à la barre d’un navire difficile à gouverner, il revienne causer devant avec ses camarades, vous l’entendrez crier contre la chienne de barque qui est trop ardente ou trop molle. On croirait que les imperfections seules qui tiennent, dans les choses, à l’erreur ou à l’ignorance des hommes, ont le privilége d’exciter sa colère et de provoquer ses reproches. Ce n’est qu’à ce qui est irréformable ou irrésistible qu’il se soumet sans murmurer.

Les marins, à qui certes le don de la poésie n’est que très-rarement départi, et chez qui les habitudes du métier ne contribuent guère à développer l’imagination, sont portés cependant à animer tous les objets qui se meuvent autour d’eux; ils donnent de la vie à presque tout ce qui a du mouvement. Un navire, à leurs yeux, a une physionomie, une volonté, et presque des passions. Ils vous disent, en parlant du dernier bâtiment sur lequel ils ont navigué: «Jamais je n’ai vu de brick aussi capricieux que ce coquin-là! aussitôt qu’on ne veille pas à gouverner, il revient dans le vent comme un gredin! C’est trop volage et trop sensible au coup de barre. Mais ça vous a un air guerrier, par exemple! et puis il n’y a pas de boulinier comme ça!»

Quand un navire est rencontré à la mer, ils le personnifient en quelque sorte: «Voyez-vous, disent-ils, comme il éternue en plongeant son avant dans la lame!… Ah! voilà qu’il masque son grand hunier pour nous parler!… Il n’est pas vif pourtant à la manoeuvre; c’est dommage, car il est bien espalmé et bien faraud, ce coquin-là!»

Rarement, malgré cette tendance à tout individualiser, il leur arrive cependant de personnifier la mer, malgré la constante mobilité qu’ils observent en elle, et l’influence qu’elle exerce sur tout ce qui les entoure. Ils disent bien que la mer est mâle quand elle grossit, que la lame grimpe à bord comme un chat, que la houle est sourde; mais ils ne prêtent pas à cet élément une âme, une volonté, des passions et des caprices, enfin, comme ils le font quelquefois en parlant d’un navire.

Les funérailles du marin sont aussi modestes que sa vie a été obscure et que ses moeurs ont été simples. Dès qu’un homme meurt à la mer, soit de maladie ou par l’effet d’un de ces accidens qui n’arrivent que trop fréquemment à bord, le capitaine, qui a recueilli, quand la mort le lui a permis, les dernières volontés du malheureux, ordonne au voilier du navire, ou au matelot du défunt, de faire son sac; on sait ce que cela veut dire, et alors l’ensevelisseur se met à coudre le cadavre dans un morceau de serpillière ou de toile à voile usée. Quelquefois on se sert du hamac du trépassé pour en faire son linceul, ou d’un pavillon, si c’est un officier. Aussitôt que cette opération est terminée, on monte sur le pont le corps ainsi emballé. Une longue planche, qui est ordinairement celle du cook, est placée sur le plabord de dessous le vent, et deux hommes s’avancent pour la soutenir. C’est sur cette voie glissante qu’on va lancer le pauvre diable dans l’éternité, comme disent les Anglais. Si l’on a des boulets à bord, on en fourre un ou deux dans l’emballage du mort: c’est du luxe. Quand les boulets manquent, on les remplace par du lest, des cailloux ou du sable. Le moment fatal arrive: chacun se découvre et s’arrête. Si quelqu’un parmi l’équipage sait une prière, il la récite: on l’écoute avec recueillement, et, au signal donné par le capitaine ou l’un des officiers, le corps est lancé par-dessus le bord: il tombe, coule, disparaît. On jette les yeux sur les flots qui l’emportent derrière le navire, qui continue paisiblement sa route, et bientôt le souvenir du malheureux que la mer vient d’engloutir, s’efface comme la trace que laisse après lui le bâtiment sur la surface de l’onde immense.

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